Le bicentenaire d'un grand fils du Pays Basque: Joseph GARAT
(1749 - 1949)
Isidoro de Fagoaga
Il y a exactement deux siècles, le 8 septembre 1749, naissait à Bayonne Joseph Garat. Des trois personnages qui appartennaient à la famille Garat originaire d'Ustaritz (Dominique, Joseph et Pierre, les deux premiers frères entre eux et le dernier, fils de Dominique), le plus célèbre, sans nul doute, a été Joseph, que la postérité a qualifié de conventionnel et régicide.
De sa longue vie et de son vre, aussi variée que dispersée, nous sont arrivés plusieurs témoignages: ses Mémoires, quelques fragments de ses nombreux discours, ses leçons de philosophie et d'histoire ancienne à l'Athénée et à l'Ecole Normale Supérieure et son livre posthume Origines des Basques de France et d'Espagne.
De ce dernier livre, l'abbé Thalamas se charge de faire une brève étude critique. De mon côté, il me semble opportun de faire un commentaire synthétique d'un ducument capital, très révélateur de la psychologie de Joseph Garat: le Mémoire adressé à Napoléon.
Espérant un jour consacrer à ce personnage une biographie semblable à celles que je viens d'écrire sur Dominique et Pierre Garat, j'entends qu'il convient de commémorer sa naissance, ne serait-ce que dans les quelques pages qui me sont offertes dans le présent cahier.
Il y eut dans la vie de Joseph Garat deux moments d'une portée vraiment exceptionnelle: le premier est ancré dans l'histoire tragique de la France et aussi, par ses répercussions, dans celle du monde: c'est la part qu'il eut, involontaire quoique très directe, dans la mort de Louis XVI. L'autre moment se rapporte à la vie du Pays Basque: le Mémoire adressé à l'Empereur, où il développe ses idées politiques sur le passé et l'avenir national de sa petite patrie basque.
Les idées de Joseph Garat nous font voir qu'il ne fallait pas attendre qu'un siècle se fût écoulé pour que les aspirations du Pays Basque acquièrent une forme lucide et nette. Comme le fait remarquer un bascologue contemporain, M. Justo Garate, le sentiment de la personnalité ethnique et l'aspiration à une vie autonome et prope ne sont pas chez nous, comme la gramophone ou le téléphone, des inventions de la dernière heure. Ces sentiments, qui appartiennent à l'âme de tous les Basques et de tous les temps, se manifestent, d'une façon ou de l'autre, dans les grandes crises de l'Histoire humaine. Le Mémoire de Joseph Garat en est une preuve. Il commence ainsi:
"Sur les revers et dans les vallées des Pyrénées, soit du côté de la France, soit du côté de l'Espagne, vivent sous le nom de Basques français et de Basques espagnols des peuples qui ont ensemble tous les rapports que les hommes peuvent avoir entre eux et qui n'en ont presque aucun ni avec les Espagnols, auxquels les uns sont unis, ni avec les Français, dont les autres font partie.
"Leur séparation en Basques français et en Basques espagnols remonte à la fin de la première race des Rois de France et peut-être plus haut encore et cependant quoiqu'ils aient obéi durant tous ces siècles à des puissances différentes et souvent ennemies, quoiqu'ils aient fait partie de peuples dont la langue et les coutumes ont été toujours extrêmement diverses ou même opposées, ni les Basques français n'ont pris les coutumes et la langue de la France, ni les Basques espagnols les coutumes et la langue d'Espagne. Les uns et les autres sont restés Basques... Les lois locales qui régissaient les Basques en Espagne et en France, ces lois qu'on appelait coutumes en France et fueros en Espagne, avaient les plus grandes analogies, et elles différaient extrèmement de toutes les lois espagnoles et françaises..."
Il fait ensuite quelques digressions sur la noblesse tant vantée des Basques, qui dit-il, est une noblesse d'égalité et de travail celui-ci à prédominance agraire et maritime, il explique la répugnance qu'éprouvent les jeunes gens, à cause de la différence de langue surtout, pour le service militaire, répugnance qui provoque de si fréquentes désertions dans les armées de France et d'Espagne, et indique qu'une des causes de la décadence des Basques est cette séparation artificielle qui les oblige à vivre répartis dans deux Etats diférents et parfois ennemis. Comme première mesure pour leur relèvement, il propose outre leur réunion dans un Etat-tampon entre la France et l'Espagne et sous la tutelle impériale, le retour à leur principale activité qui leur donna jadis tant de fortune et tant de gloire: la navigation.
"... Le Basque, comme le Phénicien, ne peut voir la mer sans voir en elle une source de fortune, de gloire et de grandeur; c'est son instinct et cet instinct devient facilement dnas tous les Basques une passion. Dans les temps modernes, les Basques n'ont pas figuré dans l'histoire de la navigation en corps de peuple, comme les Phéniciens dans les temps antiques; mais comme individus ils ont égale ou surpassé l'audace et le courage des faits les plus éclatants dans l'histoire des flibustiers, des corsaires, des flottes, dans les récits des tempêtes et des combats qui ont eu lieu entre les deux hémisphères. La gloire de la découverte du nouveau monde est restée à Colomb; les Basques la lui ont disputée et l'auraient, je crois au moins, partagée avec Colomb s'ils avaient su comme lui parler à l'Europe et s'en faire entendre..."
Avec un optimisme qui nous paraît aujourd'hui non plus seulement exagéré mais utopique, il vaticine:
"... La population de ces Phéniciens et de ces Tyriens ressuscités en quelque sorte croîtrait bientôt, j'en suis sûr, dans une proportion aussi forte que celle des Etats Unis d'Amérique..."
Et pour l'édification de ceux qui en maintes circonstances ont accusé de chauvinisme certains groupes de la renaissance basque actuelle, voici ce qu'en 1808 un Sénateur comte de l'Empire ne craignait pas d'écrire à Napoléon:
"...Il faudrait donc être extrêmement sévère pour ne laisser entrer dans ce département que de vrais Basques, que des Basques parlant cette langue qui a été parlée à Tyr et sur les vaisseaux tyriens. Je croirais très convenable de faire porter l'enseignement des écoles publiques sur cette langue même qu'elle ne serait pas une folie..."
Comme quoi, après s'être révélé à nous comme un utopiste et un xénophobe, il nous révèle le savant et l'homme d'Etat, dont nos actuels académiciens et conseillers culturels feraient bien d'écouter les exhortations aussi perspicaces que pertinentes.
Et plus loin:
"... il faudrait y faire circuler de toutes parts des notices historiques courtes, mais bien faites, sur l'origine Phénicienne de toutes ces peuplades, sur l'empire exercé par les Phéniciens sur les mers et qui a été si heureux pour toute la terre sur toutes les actions si extraordinaires faites dans la marine des siècles modernes par les Basques filbustiers, corsaires et autres. Les notions historiques sur les Phéniciens sont toutes prêtes dans mes papiers, elles sont écrites en français; mais je serais en état d'en surveiller la traduction en basque que je ne serais pas en état de bien faire moi-même..."
Suit une déclaration qui, dans la bouche d'un révolutionnaire, a un certain accent de repentir:
"... il faudrait y faire circuler de toutes parts des notices historiques courtes, mais bien faites, sur l'origine Phénicienne de toutes ces peuplades, sur l'empire exercé par les Phéniciens sur les mers et qui a été si heureux pour toute la teere sur toutes les actions si extraordinaires faites dans la marine des siècles modernes par les Basques filbustiers, corsaires et autres. Les notions historiques sur les Phéniciens sont toutes prêtes dans mes papiers, elles sont écrites en français; mais je serais en état d'en surveiller la traduction en basque que je ne serais pas en état de bien faire moi-même..."
Suit une déclaration qui, dans la bouche d'un révolutionnaire, a un certain accent de repentir:
"... Avant la Révolution, des deux côtés des Pyrénées, tous les Basques, quoique très ignorants, savaient presque tous lire et écrire..."
Et à la ligne suivante, il propose les solutions:
"... s'il ont perdu cette instruction élémentaire, ils pourraient bientôt la reprendre et toutes les connaissances d'hydrographie nécessaires au pilotage, souvent très utiles aux matelots; il faudrait les leur donner en basque; on ne serait pas longtemps dans l'embarras de trouver des professeurs. Un ecclésiastique de ces pays, nommé Garat, a donné longtemps à Saint-Jean-de-Luz de très bonnes leçons d'hydrographie. Il est mort. Mais on trouverait bientôt dans d'autres ecclésiastiques les mêmes connaissances et le même zèle. En général, une religion sincère, des murs sévères ou très décentes et le goût de l'étude forment le caractère des ecclésiastiques dans ces peuplades. L'Empereur peut trouver parmi eux les meilleurs instruments pour l'exécution de ses desseins..."
Le document qui en s'étendant davantage cesserait d'être succint, comme le déclare son prope auteur, se termine sur une fanfaronnade dirigée contre l'Angleterre, la bête noire de Napoléon, et une déclaration de la plus exquise courtoisie pour Sa Majesté l'Empereur:
"... des escardes et des flottes ne se créent pas en un instant, mais tandis qu'ils seraient sur les chantiers on en formerait bientôt les équipages sur les corsaires qu'on lancerait bientôt sur toutes ces mers des deux Biscayes placées précisément sur la route des deux Indes en Angleterre.
"On reverrait sur l'océan ce qu'on n'y voit plus depuis un siècle, une vraie guerre de filbustiers; elle désolerait la marine marchande des Anglais et formerait les équipages qui sur nos escardes et sur nos flottes ne tarderaient pas à combattre et à vaincre la marine militaire de ces dominateurs insolents des mers.
"Si ce projet était adopté, je croirais pouvoir utilement concourir à son exécution, et je ne demanderais pour cela ni mission, ni titre, ni traitement: la gloire d''avoir servi l'Empereur serait pour moi la plus belle des récompenses.
"GARAT."
L'Empereur lut attentivement ce rapport et, trouvant le sujet intéressant, lui demanda de pousser ses investigations, afin de posséder une uvre détaillée et complète sur l'origine des peuples primitifs de l'Espagne, leurs évolutions successives, comme aussi tout ce qui concernait les Basques de l'un et de l'autre versant des Pirénées.
Cette uvre et ses autres écrits ont connu toutes les épreuves. Il ne leur a pas manqué la décisive, celle du temps, qui nous permet aujjourd'hui de juger l'auteur avec la sérénité critique que procurent le recul et les leçons de l'Histoire.
Ce qui attire le plus l'attention dans cette vie longue et intense, c'est ce patriotisme qui va croissant avec l'âge. Après avoir futuré dans tous les domaines de la philosophie et avoir participé aux épisodes les plus dramatiques de l'Histoire de France, ce retour aux choses de son petit pays natal, cette préocupation amoureuse pour les vicissitudes passées et présentes de son humble terroir, pourraient paraître déconcertants et paradoxaux. Rien de plus éloigné de la réalité. "Cet attachement à une patrie, c'est la condition essentielle d'un amour sincère pour une humanité plus large", observe un grand écrivain contemporain, Edouard Herriot. Et il ajoute: "L'internationalisme abstrait n'est quúne chimère; l'internationalisme véritable procède par rayonnement. L'homme le plus attaché à ses devoirs envers les autres nations est celui dont l'âme a des ressources assez abondantes pour abriter l'amour de la famille, celui du sol natal, celui du pays."
On dirait que l'auteur de ses lignes s'est inspiré de cette déclaration de Joseph Garat faite, en 1815, dans un de ses derniers discours: "Ah, demanderez-vous (dit-il), lorsque je parle avec tant d'estime des ennemis de la France, d'où je suis? Je vous répondrai comme un des citoyens d'Athènes qui aima le plus son pays et ne le quitta jamais: du monde!"
Ce patriotisme libéral et clairvoyant à égale distance du chauvinisme aveugle et de l'internationalisme abstrait, est celui que nous désirerions voir palpiter chez tous les hommes de bonne volonté.